L’évolution de notre rapport à nos déchets dans le temps
Baptiste Monsaingeon, sociologue : « Plus qu’une maladie, le déchet est un symptôme d’une problématique plus vaste et complexe, que l’on peut nommer productivisme et capitalisme »
Nos sociétés n’ont pas toujours produit des déchets et la façon dont nous les gérons en dit long sur le rapport que nous entretenons avec notre environnement, mais aussi sur les logiques productivistes à l’œuvre dans nos sociétés.
Explications avec Baptiste Monsaingeon, maître de conférences en sociologie à l’université de Reims Champagne-Ardenne. Spécialiste des déchets, il s’intéresse en particulier aux plastiques. Il a publié en 2017 Homo Detritus, Critique de la société du déchet [1].
Bonjour Baptiste !
Quel est l’intérêt d’étudier les déchets sous l’angle de la sociologie ?
L’anthropocène [2], c’est une série de phénomènes bio-géo-physico-chimiques, mais c’est d’abord et avant tout le fruit de choix politiques, économiques et d’une histoire, celle des civilisations industrielles. Au-delà des sciences naturelles, il y a une importance considérable à faire entendre ce que les sciences humaines et sociales ont à raconter sur les déchets, dont le mode de gestion actuel s’inscrit dans l’anthropocène. La question de l’interdisciplinarité me travaille beaucoup en ce moment : comment faire pour que sciences humaines et sociales et sciences naturelles se nourrissent mutuellement pour faire avancer le savoir ? Le philosophe Michel Serres parlait du « passage du Nord-Ouest », comme métaphore de ce dialogue. Voie de navigation permettant de passer de l’Atlantique au Pacifique par le Nord, entre les glaces, elle tend aujourd’hui à être ouverte toute l’année sous les effets du réchauffement climatique. Faut-il y voir un signe que l’urgence écologique impose de continuer à construire ce dialogue ?
Dans votre livre, vous expliquez que notre rapport aux déchets a énormément évolué au cours des deux derniers siècles. Le déchet, dans son acception moderne, serait même une invention des sociétés occidentales au 19ème siècle.
Si tout le monde sait ce que sont les déchets aujourd’hui, on ne peut pas dire que « de tout temps, les hommes ont produit des déchets ». L’acception moderne du déchet est l’héritage d’une rupture métabolique qui a eu lieu à la fin du 19ème siècle, dans les grandes villes européennes et américaines.
Pour simplifier ce processus, on peut dire qu’il y a eu trois temps liés à la question des déchets et de leur gestion :
- Un « avant » : jusqu’à la fin du 19ème siècle, les déchets produits par les villes étaient en fait ce qu’on peut nommer, d’après la chercheuse Sabine Barles [3], des excrétas urbains. Provisoirement stockés à la lisière des villes, ils étaient traités par les paysans et les chiffonniers, qui transformaient les boues urbaines en engrais pour l’agriculture et les chiffons en matière première pour l’industrie papetière.
- La rupture et l’apparition du déchet dans son acception moderne : à la fin du 19ème siècle, les pratiques anciennes de remise en circulation des excrétas sont mises à mal. Ceci pour de multiples raisons : croissance démographique urbaine, diversification des déchets, innovations technologiques, essor de l’hygiénisme qui voit dans les déchets des sources d’épidémies. Les décharges vont alors devenir le mode principal de gestion des déchets jusqu’au dernier quart du XXème siècle.
- Un « après » qui n’en est pas vraiment un : à la fin du XXème siècle, le déchet est défini juridiquement (1975 en France [4]). Cette définition a normalisé, banalisé, l’acception nouvelle du déchet apparue à la fin du XIXème siècle : la résultante d’une logique d’abandon. Au même moment, une prise de conscience environnementale affleure dans l’opinion publique et la question des déchets est identifiée comme un levier potentiel de changement. On annonce l’impératif de réduction des déchets, du réemploi et du recyclage. On construit à cette époque beaucoup d’incinérateurs.
La thèse que j’essaie de défendre, c’est de montrer qu’en matière de déchets ce tournant environnemental de la fin du XXème siècle n’en a pas tout à fait été un. Sous couvert d’environnementalisation de la question des déchets, on a pu perpétuer des logiques productivistes et consuméristes, qui auraient été mises en cause par des politiques beaucoup plus ambitieuses, notamment de réduction des déchets. C’est un « après » qui en n’est pas vraiment un, on est dans le même continuum moderniste, y compris à l’heure de l’économie circulaire et du zéro déchet, paradoxalement.
Pourquoi faut-il être particulièrement vigilants avec certaines initiatives promettant l’économie circulaire et le zéro déchet ?
Ce qui est certain, c’est que l’argument de protection de l’environnement dans la gestion des déchets a été très utilisé par un grand nombre d’acteurs, des industriels aux politiques en passant par les associations.
Pour tenter de nuancer :
- Le recyclage a bien des effets vertueux notamment en termes de limitation d’impacts et d’usages des ressources.
- Mais là où l’on peut critiquer fortement les effets des politiques publiques orientées vers le recyclage des déchets depuis 50 ans, c’est qu’elles on fait une promesse de recyclage, alors qu’on s’est très tôt rendu compte qu’il n’est pas sans limites. On a laissé entendre aux citoyens ceci : si vous mettez votre déchet dans la bonne poubelle, il sera recyclé. Or, en réalité, même pour le PET [5], l’un des plastiques les mieux recyclés, on observe la plupart du temps un sous-cyclage [6], une perte de qualité du matériau après chaque utilisation. Paradoxalement, le développement du recyclage a empêché une réduction effective des déchets. Les pays où l’on recycle le mieux sont aussi les pays où la réduction de la production des déchets n’a pas eu lieu, comme dans certains pays du nord de l’Europe [7].
Peut-on comparer notre manière de gérer les déchets à notre manière de gérer l’énergie ?
En effet, dans les domaines de l’énergie et des déchets, nous sommes confrontés à un double problème :
- L’effet rebond : à l’échelle européenne, on observe une stagnation de la production des déchets, voire une tendance à la hausse dans les pays qui ont optimisé leur recyclage, alors qu’on aurait pu espérer l’inverse. D’ailleurs, il n’est pas impossible que certains biais statistiques nous permettent d’afficher un taux de production des déchets stable alors qu’il serait dans les faits à la hausse. A cause de cet effet rebond, le waste peak, proposition statistique très hypothétique datant le moment où la réduction des déchets sera effective à l’échelle mondiale, n’est pas pour demain. Une étude de 2013 le datait à 2100 [8]…
- Le verrou technique : quand on met en place un incinérateur ou une usine de tri sur un territoire, on l’engage sur des décennies, en termes de fiscalité et de contractualisation avec les acteurs économiques. Cela enjoint les populations à continuer de produire au moins autant de déchets sur la durée du contrat. C’est pour cela qu’il est très important de se rendre compte que le déchet n’est pas que l’affaire des ingénieurs et des industriels : derrière les questions très techniques, il y a un enjeu politique très grand. Si le citoyen en prend conscience, il se demandera si, avant de construire un incinérateur, on ne pourrait pas d’abord travailler à la réduction de nos déchets.
En évoquant la crise des déchets plutôt que la crise de la production, se trompe-t-on de problème ?
Il y a bien une crise des déchets, mais à force de focaliser notre attention sur cette crise et les petits gestes pour la résoudre, on en vient à produire des solutions paradoxales et finalement contre-productives. Encore aujourd’hui, on problématise les déchets comme une maladie [9]. Or, plus qu’une maladie, le déchet est un symptôme d’une problématique plus vaste et complexe, que l’on peut nommer productivisme ou capitalisme, phénomènes qui nous ont menés à l’anthropocène. Comme le dit le chercheur Yannick Rumpala [10], à force de se focaliser sur les petits gestes, on relègue au second plan la question des grands choix.
Le philosophe du vivant Baptiste Morizot [11] parle de la crise écologique comme d’une crise de notre rapport avec le vivant. Que disent nos relations avec les déchets en Occident de notre rapport à la nature ?
Tout comme Baptiste Morizot, j’ai été très marqué par les travaux de Philippe Descola [12] et de la proposition qu’il fait. Ce qui a engendré l’anthropocène, les bouleversements écologiques contemporains, c’est l’héritage, dans la modernité occidentale, d’une façon de regarder le monde, de distinguer nature et culture, au cœur d’une conception dualiste. On a envisagé la « nature » comme une extériorité. Pour paraphraser Descartes, cette cosmologie nous a permis de nous imaginer « comme maîtres et possesseurs de la nature ». Ce naturalisme nous a mis loin d’une relation sensible avec nos milieux et en particulier avec le vivant.
Comme le souligne Baptiste Morizot, on a aujourd’hui une connaissance beaucoup plus sensible de la technosphère (des marques de grande consommation par exemple) que de la biosphère (des essences d’arbres locaux par exemple).
A travers nos déchets, j’essaie de montrer comment on a perpétué cette promesse moderniste de maîtrise et de domination de l’environnement. Par le biais de nos déchets, on peut montrer qu’il n’existe pas de nature immaculée ou pré-humaine. La pollution, les déchets, les restes, font partie, qu’on le veuille ou non, de notre milieu. La bouteille qu’on perçoit au fond de la forêt n’est pas simplement signe de souillure. C’est le signe de la nature d’après, la nature malgré tout, comme le dit l’anthropologue Anna Tsing [13]. Une nature fondamentalement polluée, transformée, mais avec laquelle il va falloir réapprendre à vivre, maintenant que les déchets sont partout.
Les plastiques sont, comme vous l’expliquez, l’un des signes flagrants de cette « nature d’après ».
Ceci d’autant plus que les déchets plastiques concernent toutes les échelles du vivant :
- L’échelle macroscopique : il s’agit par exemple de la « soupe de plastique » [14] dans le Pacifique Nord.
- L’échelle nanoscopique : des découvertes très récentes montrent que les plastiques constituent d’ores et déjà des éléments du vivant. Où que l’on se trouve sur Terre, on ingèrerait l’équivalent d’une carte de crédit de plastique par semaine [15]. Il ne s’agit pas, a priori, d’une bonne nouvelle. Les plastiques contiennent en effet beaucoup d’additifs, qui sont pour certains cancérigènes ou peuvent générer des troubles hormonaux [16]. Toutefois, paradoxalement, il a été démontré que certains nanoplastiques, qui tapissent nos intestins, peuvent être de bons supports pour le développement bactérien et donc de la flore intestinale. On sait aussi qu’en fonction de l’âge des patients, ces mêmes nanoplastiques ont tendance à générer des réactions inflammatoires. Il reste encore beaucoup d’incertitudes [17]. Anna Tsing nous invite dès lors à réaliser que ce monde artéfactuel, pollué, la vie, parvient toujours à se frayer un chemin, peut-être par des formes inattendues, désagréables, mais peut-être aussi parfois par des chemins plus positifs. Il ne s’agit pas du tout d’un plaidoyer pour la pollution, mais de prendre acte de ce phénomène d’hybridation, ou plus exactement de coexistence avec le plastique et de transformation du vivant. Le plastique est maintenant un élément de la nature et du vivant, et nous allons devoir faire avec. Est-ce pour autant une raison pour continuer à en produire toujours davantage ? Certainement pas.
Un grand merci à Baptiste pour sa disponibilité !
Cet interview a été réalisé par Agathe L., sa devise : “On n’est jamais trop petit pour faire une différence” (Greta Thunberg).
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